Marie fut prise de surprise quand elle réalisa que son beau-père était dehors devant chez elle en train de tondre sa pelouse. Interdite, elle se rappela étrangement l’époque, pas si éloignée, quand il n’était encore pour elle qu’une âme supplémentaire de laquelle elle pouvait boire, rien de plus. Maintenant cette seule pensée la révulsait et l’idée de ce qu’elle pouvait ou aurait pu lui faire subir la glaçait. L’amour, semblerait-il, l’avait changée. Une fois de plus.

Apercevant son reflet dans le miroir du hall d’entrée elle entrevit une très belle jeune femme, vêtue de façon adéquate et modeste dans son rôle de jeune mariée, avec un joli petit tablier rose orné de dentelles. Ses beaux cheveux lustrés encadraient ses yeux en amande à merveille. Chaque matin cette semaine le rituel était le même : se lever du lit nuptial, embrasser son mari mort, et commencer à préparer le petit déjeuner. Elle ne comprenait pas l’obsession des humains avec les noms des repas. Elle les appelait tous des petits déjeuners, c’était plus clair ainsi, et cette dénomination était la plus coquette du lot. Elle demeurait perplexe devant cette fixation sur la différentiation du vocabulaire, qui n’apportait finalement aucune clarté car les gens n’arrivaient de toute façon pas à se mettre d’accord. L’après-midi, après avoir versé le repas sur le corps de son mari, elle rangeait et nettoyait la maison, et faisait un peu de sport. Bien sûr elle ne pouvait pas aller faire un jogging dehors, mais elle déroulait tout de même un tapis de gymnastique et faisait quelques exercices. Une jeune femme de son âge devait bien prendre soin de ses articulations si elle voulait tenir jusqu’au siècle suivant. Son exercice préféré était le réveil du zombie, qui consistait à ramper depuis le sol très lentement puis à se lever avec les épaules voûtées avant d’étirer les bras en avant pour allonger la silhouette. Elle avait de très jolies hanches. C’était tellement revitalisant qu’elle ne doutait plus de la raison pour laquelle on appelait les créatures des morts-vivants. Sifflotant et s’amusant à imiter ces chers zombies, elle avait tout le temps du monde pour rêvasser à son bonheur et à la réussite de son mariage. Aujourd’hui était un grand jour, la semaine était presque terminée.

Avant leurs noces, Jim avait promis de tout faire pour elle, ce qui n’avait pas été trop tôt. En effet, la limite temporelle des arts de Marie avait été presque atteinte cette fois-ci. Elle avait même commencé à sentir les premiers tiraillements du vieillissement aux coins de ses yeux et les boissons ne lui avaient plus suffi, il avait fallu qu’elle mange. Grâces aux étoiles, elle avait trouvé Jim, qui avait été transcendé par leur premier baiser, par leur compatibilité supernaturelle, et qui avait fait toutes les promesses nécessaires. Elle avait eu besoin d’un cœur de façon urgente, si elle voulait garder son teint parfait. Une femme connaît bien les sacrifices indispensables pour rester belle et fraîche pour l’homme qu’elle aime. Et Marie le savait plus que personne, la certitude de cette nécessité était ancrée au plus profond de son être, et marquée dans chaque fibre déchirée de son cœur arrêté. Les obligations de cette fatalité lui étaient trop bien connues, et elle essayait chaque jour de ne pas consacrer plus de quelques secondes à ses ruminations, car les réminiscences la conduisaient systématiques auprès de son défunt quatrième mari John, et de leur idylle presque parfaite. Elle coupa son fil de pensée et laissa la douleur s’envoler loin d’elle pour se concentrer sur le présent.

Ses préparatifs avaient été, comme toujours, très rigoureux. Tout le voisinage et la famille pensaient que Jim et Marie étaient en train de profiter de leur lune de miel au bout du monde, dans un endroit exquis maintenu secret, ce qui donnait à Marie tout le temps du monde pour travailler. Quelques siècles plus tôt, elle avait toujours à cette période prétendu qu’elle et son mari étaient tranquillement à la maison en train de consommer leur mariage pendant la période de dormance. Mais les humains étant les petits être les plus curieux et fouineurs portés par la Terre, ils étaient incapables de laisser se dérouler la semaine du sommeil sans encombre, et trouvaient toujours une excuse pour amener une tarte ou des fleurs malvenues. Ceci avait failli mener au désastre à plusieurs reprises, mais heureusement les disparitions ou les maladies subites étaient encore fréquentes par le passé, et Marie avait toujours pu se débarrasser des visiteurs incongrus et sauver la situation sans dégâts pour sa créature. Elle avait dû ajuster ses plans au cours des époques successives, s’adaptant avec fluidité aux saisons, aux modes et aux attentes de ses contemporains. L’astuce de la lune de miel était un de ses meilleurs stratagèmes jusqu’à présent. Ou du moins elle l’avait cru, se dit-elle en regardant d’un œil inquiet, par la fenêtre, la pelouse à moitié tondue au millimètre près, et le dos penché de son beau-père. Avait-il pu voir des mouvements derrière les rideaux tirés ? Etait-il là car il avait eu une intuition funeste ? Avait-il essayé de regarder par la fenêtre, pour s’assurer que tout allait bien dans la maison? Marie était prudente, elle n’allumait jamais la lumière, dont elle n’avait de toute façon pas besoin, mais peut-être avait-elle par réflexe appuyé sur un bouton sans y réfléchir ? Elle n’avait pas le temps de se préoccuper de ces incertitudes.

Jim allait se réveiller dans quelques heures. Marie préparait dans un bol l’ultime et le meilleur petit déjeuner de tous pour ce grand événement. Grâce au sang de Marie répandu sans relâche sur son corps et absorbé jusqu’à la moindre goutte, son mari ne remarquerait probablement pas la légère fatigue que le sort lui aura infligée, ni l’absence de battement dans sa poitrine, et leur vie à deux pourrait enfin commencer pour de vrai. Elle déversa avec grâce et gourmandise le bol du petit déjeuner sur son Jim. Ils seraient heureux et comblés dans leur amour nouveau et commun, en tout cas jusqu’à sa mort prématurée. A moins qu’il ne soit celui qui enfin survivrait et serait son compagnon éternel ? Tant que l’amour de Jim resterait puissant, stable comme un océan, le sort maintiendrait le couple. Marie sentait en elle son appétit se réveiller après cette épuisante semaine. Dans ses yeux gris se reflétait la flamme immatérielle de la bougie éteinte qui animait les traits de son visage immobile, et où brillait sa faim de lui. Elle ouvrit sa poitrine.