Chapitre I

 

Le vent qui passait dans ses cheveux n’avait ni l’odeur du fumier, ni celle du fromage. On était en avril, un mois magnifique pour le paysage de la Gruyère. En recul, la neige est encore saupoudrée sur les flancs des collines qui montent au Moléson et fait avec le vert des pâturages un contraste qui saisit l’œil et le fascine. La paisible Gruyère se déroule dans son plateau vallonné, dérangée seulement par l’autoroute qui la traverse, et qui elle jamais ne dort. C’était pour Margaux un drôle de retour au pays, fait de mélancolie, comme si elle partait à la recherche de ses racines tout en sachant qu’elle ne trouverait pas de réponses.

La terre de ses ancêtres l’avait comme appelée. Elle avait toujours eu cette curiosité pour la commune qui figurait sur sa carte d’identité comme lieu d’origine mais dont elle ignorait jusqu’à l’emplacement exact. Comme la plupart des Suisses, elle avait grandi en ville et y était restée. Marc devait la rejoindre dans un mois, une fois qu’il aurait fini son projet de recherche. D’ici là elle serait installée. Elle se laissa un instant déconcentrer par les vaches blanches et noires qui parsemaient le paysage et qui, presque immobiles, réalisaient le long travail de remplir leurs quatre estomacs.

Dans sa rêverie elle était tout de même parvenue à suivre les indications du GPS et s’était garée sans difficulté. Elle tarda à sortir de la voiture, profitant du répit après son long trajet solitaire et silencieux, et fut interrompue par une voix perçante qui la fit sortir de ses pensées :

‘Madame Théraulaz ! Bienvenue !’

Un grand sourire éclatant accompagnait cette dame, qui gesticulait d’une main, un porte-document sous l’autre bras. Elle s’empressa d’ajouter d’un ton confidentiel : ‘Enfin, je dois dire madame la docteure n’est-ce pas ? ou doctoresse ?’

Margaux observa un instant la quinquagénaire hyperactive qui venait de se précipiter à grandes enjambées à sa rencontre. Elle nota ses ongles laqués de rouge foncé avec un faux diamant sur le quatrième doigt. C’était la secrétaire municipale, venue l’accueillir comme prévu. Elle n’eut pas le temps de répondre que l’autre enchaînait : ‘Vous avez l’air plus jeune que je ne pensais, je ne vous ai pas reconnue tout de suite !’

Margaux haussa les sourcils et confirma son identité. La bonne dame avait l’air enjoué. Sans plus attendre, elle emmena la nouvelle venue en lui disant qu’elle s’appelait Paulette Vonlanthen et la conduisit à travers le bâtiment flambant neuf auquel appartenait le parking. La commune avait fait construire un local pour cinq médecins généralistes avec une radiologie, un petit laboratoire et une salle de plâtres. Margaux était pour l’instant la seule à s’être annoncée. Toutes les salles étaient blanches, les meubles sortaient probablement du local de vote. C’étaient des tables un peu beige, ou peut-être grises. Le genre de couleur faite pour être oubliée.

‘C’est encore un peu simple mais vous pourrez décorer ! Il manque juste la table d’examen mais nous ne savions pas quoi choisir alors nous vous laissons ce soin !’

Elle sautillait presque sur place tellement elle était enthousiaste. On aurait dit une adolescente visitant son premier appartement. ‘De la part de toute la commune j’aimerais vous dire que nous sommes très contents de vous avoir. Je ne sais pas si vous le saviez mais nous cherchions un médecin depuis cinq ans déjà !’ Elle le savait. ‘Je vous emmène à votre appartement de fonction ? C’est facile, vous serez logée au rez-de-chaussée du cabinet, c’est tellement pratique !’ Margaux emboîta le pas à la secrétaire municipale. Elle savait déjà qu’elle était la femme du syndic. C’était souvent comme ça, dans les petites communes.

Les bagages rentrés dans le soixante mètres carrés tout équipé, la spécialiste en médecine de premier recours s’écrasa dans son nouveau canapé et contempla son monde. L’appartement était meublé comme un vieux locatif pour les vacances de ski, avec des tableaux bon marchés, des broderies honorant le cerf, le fromage et la paysannerie du 18e siècle, et des placards presque vides avec juste deux assiettes moches et autant de couverts. Elle regarda le plafond et compta les araignées, puis constata qu’elle était l’heureuse possesseuse d’une télévision et d’une télécommande. Elle se sentait tellement fatiguée qu’elle hésita presque à s’en servir, puis eut une vision de ses grands-parents avachis sur le canapé en train de regarder les feux de l’amour au lieu de faire leurs dix mille pas. Elle se ressaisit et commanda une table d’examen clinique en ligne. Elle devait commencer le travail la semaine prochaine, elle n’avait pas le temps de contempler le vide.

***

L’homme en face d’elle avait un gros nez, marqué, avec des joues rougies également, et l’obésité du bon vivant qui ne sait pas s’arrêter. Il avait l’œil vif et le teint frais, et venait en contrôle de santé. La docteure savait à quoi s’en tenir avec ce genre de demande : il venait surtout pour la jauger. Elle avait déjà parlé du sport et de l’alimentation pour se mettre en jambe, maintenant elle devait attaquer le morceau de résistance. Elle regarda d’un œil qui se voulait expert et presque divinatoire les résultats de prise de sang de Monsieur Gremaud, qui ne laissaient pas de doute quant à son petit penchant pour le blanc. ‘J’aimerais aborder un sujet qui fâche qui ne plaît pas à tout le monde. Mais on sait bien que c’est quand même important d’en parler. Alors dites-moi, à quelles occasions buvez-vous de l’alcool ?’ entama-t-elle suggestivement, d’une voix douce et dénuée de jugement.
– Un petit verre de temps en temps, comme tout le monde.
– Combien de verres, environ, avec le repas, justement ?
– Bof, un ou deux.
– A chaque repas ? Il acquiesça, grognon. Et un apéritif ?
– Et bien oui ! Mais je suis pas alcoolique moi madame ! J’arrête quand je veux.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce sont deux choses différentes. Vous n’êtes pas dépendant ou addict, je comprends bien, dit-elle d’un ton conciliant. Ce qui n’empêche pas que votre consommation est toxique pour votre corps, même si vous n’êtes pas alcoolique. J’aimerais qu’on en reparle la prochaine fois.
– Je ne suis pas venu pour qu’on me donne des leçons, moi, madame ! Il s’emportait. J’en ai vu d’autres, je ne suis pas né de la dernière pluie. Dans l’agriculture on sait ce que c’est que le travail. D’ailleurs saviez-vous qu’on donne parfois de l’alcool aux veaux ? Ça me rappelle en septante-trois, j’avais acheté une nouvelle vache laitière que j’avais appelée Brigitte, c’était le prénom de ma tante. C’était juste après avoir été opéré par le professeur Schwab, vous connaissez ? Un grand chirurgien, non ? Comme je dis, il m’a fait ce genou, ici, on voit encore la cicatrice, et justement’
Les quinze minutes étaient écoulées, il fallait passer au patient suivant.
‘quand je marche je sens comme une petite piqure dedans, je me demandais si on pouvait faire quelque chose pour ?’
La docteure s’excusa de n’avoir pas le temps de s’occuper de ce problème aujourd’hui mais invita son patient à revenir une prochaine fois, et à réfléchir à l’utilité des apéritifs avec sa tante Brigitte. Le patient souleva sa masse de bonne grâce et inclina son béret en sortant, satisfait d’avoir pu mentionner le bon docteur Schwab, qui après tout était une célébrité.

La salle d’attente était pleine à craquer, l’air sentait un peu la vieille chaussette trempée dans la bière. Tout le village semblait s’être rassemblé pour venir voir la nouvelle médecin de famille. Certains n’avaient plus vu de médecin depuis le départ du Docteur Grosjean en 2011. De véritables bombes à retardement avec des hypertensions à 180/110mmHg les bons jours, ils avaient tous le profil à faire un infarctus au cabinet. Margaux se fit la réflexion qu’elle devrait faire acheter un défibrillateur à la commune, juste au cas où. Elle devrait en tout cas tester l’électrocardiogramme rapidement. Elle avait déjà trente minutes de retard après trois patients. Elle ne tenait pas le rythme. Tout le monde allait la haïr.
Elle soupira en silence. Pour beaucoup de patients, le fait que le médecin soit à l’heure, qu’un café lui soit servi à la salle d’attente, qu’on lui mette une petite couverture sur les jambes, et surtout qu’on soit d’accord avec lui, était bien plus important que n’importe quel conseil médical, ce qui expliquait le succès des cliniques privées, et la frustration des autres médecins.
Elle se força à respirer calmement. Elle avait presque fini cette première matinée.

A huit heures du soir quand elle sortit enfin du cabinet elle parcourut les quinze mètres de couloir qui la séparaient de son nouveau chez elle sans même aller respirer l’air extérieur. Le crépuscule était pourtant magnifique, la pénombre s’infiltrait partout où les lampadaires étaient éteints automatiquement, et on devinait l’ombre des renards et autres créatures de l’obscurité. L’odeur de la nuit était mouillée et douce, il avait dû pleuvoir, mais Margaux n’était pas sortie de la journée et avait, semble-t-il, oublié de regarder par la fenêtre. Avait-elle mangé ? C’était comme lorsqu’elle travaillait aux urgences à Lausanne. Les journées passaient sans qu’elle se connecte au monde extérieur, sans savoir s’il faisait jour ou nuit, soleil ou pluie, dans un monde en suspens et toujours prêt. Elle se souvint avec chaleur de cette camaraderie particulière qu’elle avait découverte dans cet univers suspendu où le temps se compte en patients qui tombent un à un dans le sablier des statistiques hospitalières, où le temps le plus précieux est le temps d’attente. C’était au milieu de cette effervescence qu’elle avait rencontré Marc.

***

Plus la semaine avançait, plus la jeune médecin sentait sur elle le regard curieux de ses patients. Certains n’avaient même pas de plainte, ils venaient juste « pour dire bonjour », selon leurs mots. Margaux cherchait tant bien que mal des conseils à leur donner pour justifier ensuite la facture qu’elle devait bien émettre. Elle trouvait singulière l’idée de se faire ainsi examiner par sa patientèle. La consultation contenait parfois plus de questions du patient que du médecin. On lui avait même demandé si elle était mariée. On l’avait félicitée d’être une femme médecin, ce qui était à la fois gratifiant et humiliant. Monsieur Gremaud était revenu et avait dit qu’il n’était pas alcoolique mais aimait bien les gens qui étaient honnêtes avec lui, et qu’il aimerait bien une ordonnance pour du viagra. Margaux commençait déjà à s’attacher à certains des papis qui venaient régulièrement pour faire contrôler leurs anticoagulants.

Assise le soir sur son canapé raplapla, la docteure tenait devant elle la liste imprimée des patients du jour. Monsieur A, celui avec les sourcils fous, l’air rachitique et l’arthrose des mains. Madame S, surpoids, stéatose hépatique, voulait la pilule à quarante-cinq ans, ne voulait pas dire pourquoi. Madame P, petite maigre brune, multiples plaintes avec céphalées, douleurs articulaires, douleurs abdominales, et nouvellement douleurs thoraciques, venue pour chercher une solution à ses maux. Monsieur St, venu sur ordre de sa femme, fumeur à deux paquets par jour, peine à souffler, avait refusé de répondre aux questions et dit que tout allait bien et qu’on le laisse tranquille. Margaux soupira et laissa son bras tomber sur le côté et sa tête aller en arrière. Elle se rappa le cuir chevelu contre le crépis épais. Elle manqua renverser son thé rooibos qui reposait sur le bras du canapé, et grogna en le rattrapant. La tasse était trop chaude. Il fallait bien qu’elle se rappelle de ces gens. Ils ne lui pardonneraient pas si elle ne les reconnaissait pas au marché le lendemain. Sa mémoire visuelle n’avait jamais été la meilleure, ni sa reconnaissance des visages, ce qui passait pour un gros handicap dans la profession. Après cette première semaine elle sentait qu’elle avait déjà hypothéqué une partie de l’énergie qu’elle avait mise dans son réservoir. Il y avait tant à faire ! Mais elle sentait qu’on avait besoin d’elle ici. A ce moment elle regretta comme un petit coup de lame dans le cœur le fait de ne pas avoir avec elle une ou deux collègues avec qui elle aurait pu rigoler des histoires et des caractères de ces patients, comme à la belle époque à l’hôpital, quand elle ne voyait les gens que deux ou trois semaines, et pouvait ensuite les oublier et les reléguer dans le placard du passé. Ou mieux encore les consigner en collectionneuse dans le dossier des vignettes cliniques intéressantes, autant de trophées médicaux à ressortir pour les congrès.

Elle ne désespérait pas d’arriver à faire venir d’autres collègues. Après tout elle avait passé les huit dernières années de sa vie à sillonner les structures de soin de la Suisse romande et avait travaillé dans pas moins de cinq services différents dans trois hôpitaux distincts. Elle avait un beau carnet d’adresses de collègues à disposition.

***

Le samedi arriva, effaçant derrière lui la première semaine épuisante pour permettre à la suivante de prendre sa place. Mais le week-end n’était pas anonyme au village. Samedi était jour de marché.

Margaux Théraulaz s’habillait avec une certaine appréhension dans le ventre. Voir, et parfois écouter, ses patients en dehors du travail était le charme et le fardeau de la médecine de campagne, elle en avait été consciente en acceptant le poste. Elle avait voulu trouver un sens à sa carrière en se mettant au service d’une communauté. Elle savait qu’il y aurait des défis à relever, mais comptait aussi sur la légendaire aura du médecin du village, respecté et admiré par ses compatriotes —une tradition qui survivait mieux en périphérie qu’en ville— pour la porter dans les difficultés.
Elle observa son reflet dans l’étroit miroir intérieur de la penderie. Elle avait l’air d’une gymnasienne. Elle enleva d’un geste sec son haut et son jeans pour les remplacer par un pantalon droit et un pull en cachemire. Elle mit des mocassins inconfortables au lieu de ses baskets. A trente-deux ans elle en faisait toujours vingt-deux, et sa petite taille lui valait toujours d’être ignorée au premier abord. Elle souhaita une fois de plus être un homme, et opta pour un peu de maquillage. Elle décida de mettre ses lunettes de vue pour paraître plus âgée. Elle ne pouvait pas décemment mettre sa blouse de médecin, mais cela lui aurait certainement facilité les choses. Elle craignait d’être reconnue, mais encore plus de n’être pas reconnue. Ses cheveux bruns, ses yeux bruns, sa corpulence moyenne. Elle n’avait pas de signe distinctif. Elle faillit mettre le collier de perles de sa grand-mère mais se ravisa à temps en secouant la tête. Dommage qu’elle ne puisse pas se faire pousser la barbe comme ses collègues masculins. Prenant son courage dans sa gorge elle sortit dans le soleil éclatant et l’air frais et sec du printemps.

Un cabas en main, Margaux se dirigea vers le stand des légumes. Droite gauche droite gauche. Elle sentait sur elle les regards curieux de ses futurs patients, et parvint à l’étal avec des pulsations à 102 par minute, régulières, en rythme sinusal. Directement adjacent à sa personne se pressait un couple assez bien en chair, nul autre que Monsieur Gremaud et certainement son épouse. Celle-ci la regarda subrepticement une première fois, sûrement pour l’identifier, puis lui lança un chaleureux sourire comme si elle était son amie d’enfance, un sourire de mère et de grand-mère, et de toutes les tendresses féminines. Madame Gremaud semblait être encore plus bon-vivante que son mari, si cela était possible. ‘Ah, c’est vous qui remettez mon Gilbert à l’ordre !’ lui lança la paysanne. Margaux ne savait pas si on parlait du Viagra ou de l’Alcool. ‘Je lui dis tout le temps qu’il doit être plus droit !’ La Théraulaz se concentra sur les courgettes du stand bio. ‘Alors comme ça vous êtes généraliste ? Vous avez l’air tellement jeune ! Vous n’avez pas voulu faire spécialiste ?’ Madame Gremaud était visiblement du genre communicatif, mais elle s’était tue et attendait la réponse. Un instant celle qui travaillait comme indépendante hésita à lui expliquer qu’en Suisse les médecins généralistes effectuaient une formation post-graduée de six à huit ans en moyenne et qu’ils avaient autant le droit d’exercer à l’hôpital qu’au cabinet, qu’ils étaient d’ailleurs eux-mêmes spécialistes, et que l’étendue des connaissances requises était bien plus vaste que ce qui pouvait être trouvé dans n’importe quelle autre spécialité. Mais par dépit elle renonça à son grand discours, qu’elle avait déjà donné trop de fois à un public déjà perdu à sa cause et qui ferait toujours plus confiance à un chirurgien qu’à un généraliste. Comme elle hésitait, Madame Gremaud répondit pour elle : ‘C’est vraiment super qu’il y ait des gens comme vous, il en faut ! En tout cas merci de prendre soin de mon gros Grumeau.’ Elle ponctua sa phrase d’une grosse tape sur son Gremaud de mari et l’emmena poursuivre leurs commissions plus loin.
L’échange ramena dans l’esprit de Margaux son propre grumeau, son Marc, qui n’avait apparemment pas pu venir la voir ce weekend. Il avait préféré rester pour l’instant à Lausanne pour éviter les trajets. Elle comprenait bien sûr, mais elle n’aurait pas fait la même chose si le choix avait été le sien. Ils étaient déjà ensemble depuis six ans, elle aurait voulu que certaines choses se passent, que certaines étapes soient courues. Marc allait à son rythme, parcourant de son pas chaloupé et rêveur son chemin tranquille à pied, sans se soucier de solitude ou de compagnonnage. Il lui avait envoyé une carte avec des fleurs pour son installation en cabinet, mais ce qu’elle aurait vraiment voulu c’était sa présence en sang et en âme. La trentenaire aurait aimé pouvoir faire une biopsie de sa relation avec Marc pour comprendre si le tissu était sain. Certainement la circulation vitale était ralentie, mais était-ce une ischémie qui s’arrangerait si on recanalisait les artères avec un stent, ou le tissu était-il déjà nécrotique, bon pour l’amputation ?

***

La patiente en face d’elle s’appelait Marie Gros. Elle travaillait comme employée de bureau. Sédentaire, malheureuse, probablement dépressive, elle avait ces paupières qui tirent vers le bas aux extrémités et qui donnent un air de chien battu ou de victime perpétuelle.
‘ Je suis tout le temps fatiguée, madame la doctoresse, je pense que c’est la thyroïde. En plus je prends toujours du poids, ce n’est pas possible, je ne mange presque rien. Ça doit être la thyroïde, comme ma cousine.
– Madame Gros, selon vos examens de laboratoire, la thyroïde fonctionne tout à fait bien, ce qui est une très bonne nouvelle.’ Madame Gros avait un coca-cola qui dépassait de son sac à main trop petit, qui semblait minuscule contre son corps immense. Elle portait de grosses bagues à presque tous les doigts, et un rouge à lèvre très voyant.
‘Nous avons fait une perfusion de fer la dernière fois, est-ce que vous avez remarqué une différence ?
– Un peu, peut-être. Je ne peux pas dire. Je vais toujours très mal.’ Après un silence la docteure avait essayé de lancer à nouveau une bouée à la mer.
‘Je vous avais parlé de consulter un psychologue ou un psychiatre, est-ce que vous y avez réfléchi ?
– Je ne vois pas en quoi ils pourraient m’aider, ces gens-là. Surtout, je ne crois pas que je peux aller au travail dans cet état-là. Je ne suis pas allée toute cette semaine. Est-ce que vous pourriez me faire un certificat, juste pour cette semaine ?’ On était vendredi. Il n’y avait aucune raison médicale de faire un arrêt de travail. Madame Gros regardait le coin droite de la salle, la lèvre tremblotante, les paupières tristes.
‘Ecoutez je n’ai malheureusement aucune raison de vous faire un certificat, vous n’avez pas de maladie qui…’ Madame Gros serra les poings visiblement, le cuir des manches de son blouson se tendit bruyamment. L’air s’emplit de tension. La patiente se leva d’un coup et frappa d’un coup sec et bagué le pupitre.
‘Vous ne savez pas ce que je vis, tous les jours mon patron me critique, il me mobbe. Vous vous me regardez de haut et vous ne voulez pas comprendre. Je vais finir aux sociaux à cause de vous !’
Elle se rassit d’un seul coup, son lourd derrière heurtant la chaise comme ses mots résonnaient encore dans la pièce. Soudain madame Gros disparut dans un crac aigu et net. Margaux se précipita, les pieds de la chaise avaient cédé. La madame repoussa sa main tendue et roula pour se relever. Elle sortit la tête haute sans plus un mot. Margaux apprit plus tard qu’elle avait perdu son emploi le mercredi déjà.

***

Petit à petit la routine au cabinet avait pris forme. Margaux travaillait dur, ne faisait qu’une courte pause de midi, et sortait se promener en soirée pour s’aérer l’esprit. L’indépendante avait déjà changé de place le bureau et l’ordinateur, et elle avait acheté une chaise large capable de soutenir cent-cinquante kilos de patient, il fallait bien s’adapter à son temps. Seuls les murs restaient nus. Une secrétaire médicale lui avait été assignée d’office, sans qu’elle puisse vraiment avoir son mot à dire. Elle avait trouvé cela un peu déroutant mais presque pratique dans un premier temps. La scène de son arrivée avait été très étrange. Paulette, la secrétaire municipale, était arrivée avec une autre femme et un gros carton, qu’elle avait posé sur le bureau destiné à la secrétaire médicale, et avait entamé de sa voix trop aiguë et enjouée : ‘Le syndic a un cadeau pour vous madame la doctoresse !’ Curieuse, Margaux Théraulaz avait attendu qu’on ouvre le carton. ‘C’est elle !’ Et l’autre d’éclater d’un rire pas du tout contagieux. ‘Vous êtes surprise n’est-ce pas ! Ne vous inquiétez pas, vous serez les meilleures amies du monde. C’est ma sœur, Susanne. Elle va s’installer ici, vous ne serez pas du tout dérangée, et elle sera bien sévère avec les patients, comme il faut.
– Ne vous inquiétez pas, repris l’autre, j’ai fait la formation d’assistante médicale quand j’avais seize ans, c’est un peu poussiéreux mais je m’y connais.
– Vous voyez, madame Théraulaz, nous avons pensé, avec le syndic, qu’il vous faudrait quelqu’un rapidement, et quoi de mieux que de prendre quelqu’un du village, qui connaît tout le monde ! De plus elle commence tout de suite, donc vous n’avez à vous préoccuper de rien. Par contre elle sera là uniquement les lundis, mardis et jeudis. Les autres jours vous devrez faire le téléphone, mais on s’arrangera avec les gens pour qu’ils appellent surtout les jours où Susanne sera là, ça ne sera pas trop compliqué, ça devrait très bien aller !’
Susanne avait donc installé son attirail de secrétaire médicale professionnelle sur son bureau : des cadres avec ses chiens, un avec son fils préféré, plusieurs babioles, souvenirs de voyages dans les grandes capitales, dont une petite tour Eiffel particulièrement moche. Elle avait un tiroir avec des stylos de toutes les couleurs, un tiroir avec des vernis à ongle de toutes les couleurs, et un tiroir rempli de papiers et d’enveloppes. Elle tapait à deux doigts sur son clavier, et devait se concentrer pour faire une recherche google. La docteure était inquiète, mais elle ne pouvait pas le montrer. Elle décida d’être optimiste et de faire confiance à cette Susanne. Après tout si le syndic lui-même l’avait choisie, elle devait être assez compétente. Margaux décida de lui faire mettre le pied à l’étrier, elle avait bien besoin d’aide : ‘Maintenant que vous êtes installée je vous propose d’appeler l’hôpital de Rennaz. Ils ont hospitalisé Madame Moinsard récemment mais ne m’ont pas envoyé le rapport médical, est-ce que vous pourriez essayer de l’obtenir ?’ Après une hésitation Susanne avait saisi le téléphone et dit qu’elle s’en occupait.

 

 

 

Chapitre II

 

Après trois semaines, Margaux avait déjà vu plus de trois cent patients.
Elle aurait voulu travailler à temps partiel, mais comme elle était seule les demandes arrivaient sans cesse, et les vieux du village ne voulaient pas aller à l’hôpital à Fribourg. Ils vociféraient qu’il valait mieux mourir chez soi que de descendre à la ville. Ils préféraient venir chez la petite Théraulaz qui était bien charmante. Même le home lui envoyait des patients. Elle ne pouvait pas ne pas les voir. Tous ces gens avaient besoin d’elle. Quel plaisir de pouvoir en apprendre sur eux, découvrir des destins totalement différents du sien, accéder à des intimités. C’était le grand privilège de sa profession.

La médecin avait déjà remis trois épaules, plâtré tant de fractures, soulagé tant de souffrances et même eu un décès devant son cabinet. Ça avait été un patient qu’elle ne connaissait pas encore, mais qui s’était apparemment tordu de douleurs dans son lit pendant trois jours sans prendre un seul paracétamol avant de venir enfin au docteur, sur insistance de sa belle-fille. Il n’avait pas franchi la porte. Quand la belle-fille avait ouvert la portière de la voiture il était déjà mort. Cela rappela à Margaux la mort de son père, lui-même gruérien, qui était parti comme il était venu, en grand fracas. Mort au combat comme diraient certains, en pleine consultation, d’un arrêt cardiaque. C’était l’année passée seulement. Il avait été à quelques mois de la retraite. La jeune femme avait récupéré son stylo de docteur, pour se porter chance et tenir un peu de sa sagesse entre ses doigts.

On était vendredi, et la charge physique et mentale de la semaine avait été écrasante. Le soir, dans un moment d’émotion, la fille de médecin installa dans son appartement une copie des armoiries de sa famille, à la mémoire de son père qui parlait souvent de la région, et de l’époque où il y venait en vacances chez sa propre grand-mère, pour y voir tous ses cousins. Elle s’inscrivit à un cours en ligne de patois gruérien. Son père l’avait parlé, un peu, surtout quand il avait trop bu.

Le lendemain était jour de congé. Marchant lentement dans les forêts vertes de la contrée de ses ancêtres elle essaya de s’imaginer leur existence, leur rayon de vie restreint par la distance de marche ou de trot, leur horizon bouché par la petitesse de leur bourse. Leur éducation rythmée par les saisons, leurs connaissance issues de leurs pairs, leur vie au présent, leurs histoires partagées. Cette vision à la fois chaleureuse et claustrophobique lui donnait à réfléchir. Ecrasant les feuilles dont elle ne connaissait pas les noms, regardant les écorces s’effilocher lentement, elle pensa à Marc. Ses cheveux bruns un peu ondulés avec leur teinte cuivrée au soleil, ses grandes dents généreuses dans son sourire ouvert. Ses grosses mains un peu rugueuses qui prouvaient qu’il cultivait son potager de bobo. Quand elle se représentait la quintessence de Marc il était toujours dans un rayon de soleil. Pourtant elle devait aussi se forcer à le revoir dans ce salon un peu sombre et bleu qu’il avait dans son appartement à Lausanne. Elle pouvait se replonger dans cette scène à merveille et revivre ce froid qui l’avait saisie. Les mots exacts étaient flous dans son oreille, mais elle se repassait assez souvent la scène pour pouvoir la revivre à l’envi. Ça avait été un mardi soir:
‘Margaux, tu stagnes ici.’ avait-il commencé, la regardant dans les yeux, au-dessus des restes odorants de leur take-away asiatique. ‘Tu manques de perspectives. Tu es toujours en train de te plaindre.’ Il la regardait attristé et secouait la tête. ‘Je ne sais plus comment faire’. Et la jeune femme répondait qu’elle était seulement fatiguée. ‘Margaux tu n’avances plus. Je pense qu’il te faut un nouveau départ.’ Ils étaient allés dormir dans les bras l’un de l’autre, puis n’en avaient pas reparlé. Ça avait été un électrochoc.

Le lendemain Margaux avait postulé pour le cabinet de la Gruyère. Elle en avait entendu parler avant, et cherchait effectivement un endroit où s’installer, mais n’avait jusque-là pas osé faire le pas. Elle avait eu peur de l’isolement. Elle avait envoyé des dizaines de messages à ses anciens collègues pour voir si quelqu’un voulait venir avec elle dans ce nouvel endroit, et avait reçu plusieurs réponses vagues mais pas négatives. Sa bonne amie Ana, avec qui une installation en commun avait toujours été un grand point de discussion et de rêverie, avait même envoyé plusieurs cœurs en disant qu’elle allait y réfléchir, ce qui avait réchauffé le sien. Le soir même elle avait annoncé la nouvelle à Marc, et lui avait proposé de venir l’y rejoindre quand elle aurait pris ses marques et que son projet de recherche à lui le lui permettrait. Il avait bientôt fini son doctorat en neurobiologie. Son petit-ami avait réagi avec un mélange d’enthousiasme et de tiédeur tout à fait caractéristique, et rappelé qu’elle devait encore recevoir le poste. Mais ce cher Marc ne réalisait pas le problème des cabinets vides qui gangrènent les campagnes. Margaux était sûre d’être acceptée. En médecine générale, elle jouissait du plein emploi.
Elle soupira en ressortant du souvenir, et se décida à rentrer rapidement au cabinet pour lire les dossiers médicaux des patients du lundi.

***

‘Alors, vous venez de sortir de l’hôpital, qu’est-ce qu’il vous est arrivé Monsieur Maillefer ?’
Elle avait en face d’elle un être trapu, maigre, et peu commode, qui avait accroché sa veste au crochet puis s’était assis, sans presque laisser sortir de sa bouche un seul mot. ‘Est-ce que vous êtes compétente, vous ?’ avait-il rétorqué. La médecin savait ne pas se laisser désarçonner par les patients acariâtres, et elle activa son pouvoir spécial, acquis grâce à de longues années de pratique : son auréole de patience et de dévouement. Ce n’étaient pas des qualités innées chez elle. Elle laissa glisser sur sa cape de noblesse l’impolitesse du patient. ‘C’est vous qui allez me le dire. Alors, que vous est-il arrivé, Monsieur ?
– Et bien madame, rien du tout. J’avais les jambes un peu gonflées, et voilà pas tout qu’on m’emmène à l’hôpital. Moi j’avais rien demandé. On m’a forcé à y rester pendant deux semaines, et maintenant je dois prendre plein de médicaments, je n’en avais jamais besoin avant, moi ! Vous n’avez pas ça dans vos dossiers ?
– Sur le dossier il est écrit qu’une insuffisance cardiaque sévère a été diagnostiquée, est-ce qu’on vous a expliqué ce que c’était ?
– Non on ne m’a rien expliqué, et puis je n’ai vu le médecin qu’une seule fois, vous vous rendez compte ! C’est pas possible de traiter les gens comme ça !
– Je pense que vous avez vu le médecin presque tous les jours, mais peut-être n’avait-il pas les cheveux gris et une barbe, peut-être que c’était une femme ?

L’autre ne répondait pas, bougon. Il faisait partie de ces gens qui veulent rester énervés. L’auréole était toujours en place, mais la jauge d’endurance diminuait chez Margaux. Elle pesa le patient, mesura sa tension artérielle, passa en revue sa liste de médicaments, lui expliqua l’utilité des traitements. Mais l’autre n’en démordait pas, il ne voulait rien entendre au sujet des médicaments. ‘Ces pilules c’est du poison. Moi je ne veux pas de ces effets secondaires, ça va me rendre malade. J’ai lu la notice, ça dit qu’on peut avoir un saignement cérébral avec ce truc-là !
– Cet anticoagulant a été commencé parce qu’on a découvert que votre cœur ne battait pas régulièrement, et qu’il fallait donc éviter que des thromboses ne se forment dans votre cœur. Ces caillots peuvent ensuite migrer au cerveau. Et faire un AVC.
– Donc pour éviter un AVC on risque un saignement cérébral ! C’est complètement stupide !’
La docteure ne pouvait que regarder son patient avec compassion et humilité. Il sortit fâché de l’entrevue, et promit de ne jamais prendre les médicaments.

***

Le soir de son cinquantième jour en Gruyère, la détentrice d’un FMH en médecine interne et générale était à son logis en train de remplir des papiers pour les demandes à l’assurance invalidité et les documents pour les placements en home. Bien sûr elle n’était pas payée pour ça, Tarmed ne permettait que peu d’administration, mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Minutieusement elle copiait à la main les adresses des patients, leurs capacités en AVQ ou activités de la vie quotidienne, c’est-à-dire s’ils étaient capables de se lever d’une chaise, de faire pipi tout seul, de manger de la nourriture solide, et leur liste de diagnostics et de médicaments. Le logiciel installé par la commune au cabinet ne fonctionnait pas, elle devait tout faire à la main. La secrétaire médicale, Susanne, la chère sœur de la femme du syndic, lui avait bien fait comprendre que ce genre de tâche ne faisait pas partie de son cahier des charges, et qu’elle partirait à seize heures trente au plus tard, elle n’était pas assez payée pour faire des heures supplémentaires. Elle arrêtait donc de prendre le téléphone à seize heures, et Margaux pouvait bien le faire elle-même si cela lui tenait tant à cœur. Penchée sur son petit secrétaire dépliant, mesurant 50x40cm, la main passée dans ses cheveux graisseux, la spécialiste en médecine de premier recours remplissait des ordonnances pour des rollators, pour des chaises roulantes et des lits médicaux, et elle commandait toujours plus de matériel. Elle avait déjà une série de béquilles, une collection d’attelles de toutes tailles, une armada de bandages, du matériel de suture, et même un spéculum de gynécologie. Ayant terminé son ouvrage passionnant elle s’attela à regarder des vidéos youtube pour réviser ses gestes chirurgicaux. Madame Oberson venait demain pour se faire guérir de son ongle incarné récidivant. Elle avait refusé catégoriquement d’aller à l’hôpital, et Margaux avait déjà fait le geste pendant son année de chirurgie, au moins deux ou trois fois. Elle pouvait bien essayer de faire la cure selon Kocher elle-même. Mais sa concentration fut troublée par la vibration familière de son téléphone portable, qui allumait dans son cerveau —comme dans celui de ses contemporains— une alerte particulière, comme si ses neurones étaient directement en communication avec les ondes émises par ce petit appareil obsédant. Elle tourna mécaniquement la tête pour voir apparaître le message sur son écran. C’était Ana, qui venait en visite ce samedi. Tout de suite elle se représenta son amie et collègue avec sa tête blonde et ses boucles d’oreilles fantaisistes. Elles avaient étudié ensemble et partagé leurs pauses et leurs révisions. Elles avaient ensuite postulé et été prises à l’hôpital de Nyon ensemble pour leurs débuts en médecine interne. La jeune femme savait que son amie travaillait bien et avec dévouement malgré ses airs tête en l’air, et elle espérait l’attirer en Gruyère. Comme Ana aimait la nature, elle avait de bonnes chances de réussir.
Mais le message d’Ana était assez court et disait qu’elle n’aurait pas le temps de venir ce week-end, car elle avait beaucoup de choses à finir à Genève, et une amie qui déménageait qu’elle devait aider. Margaux expira par le nez et sentit un tiraillement dans sa nuque et ses épaules. Pour l’instant, personne n’était venu lui rendre visite au village. Est-ce que c’était vraiment trop demander que de faire un peu de trajet pour venir la voir ? Même sa propre mère avait trouvé une excuse le week-end passé. Margaux n’avait pas le temps de se déplacer, elle avait tellement à faire, elle avait l’impression que le cabinet allait exploser si elle le lâchait des yeux ne serait-ce qu’une journée. Etait-ce trop demander que pour une fois ce soient les autres qui viennent à elle ? Margaux relança sa vidéo youtube, sans trop y penser. Le sommeil fut long à venir cette nuit-là.

***

En consultation elle eut un beau jour de mai la visite de madame Gremaud. La bonne dame venait pour des troubles digestifs gênants avec moultes flatulences nauséabondes, dont elle avait peur qu’elles feraient fuir son beau mari dans le lit d’une autre dame. Margaux sentait qu’elle avait en cette patiente rondelette et souriante une alliée. Après avoir proposé un traitement très simple de la constipation chronique de cette chère ménagère, la docteure s’essaya au bavardage villageois. Elle n’avait jamais été très à l’aise dans cette discipline pourtant extrêmement importante de l’exercice de la médecine et qui permettait d’avoir accès aux informations essentielles qu’une patiente ne dirait jamais dans un entretien plus fermé. Avait-elle des fausses dents ? Détestait-elle sa voisine ? Avait-elle des problèmes d’argent ? Avait-elle des problèmes de violence à la maison ? Etait-elle alcoolique ? Avait-elle un amant qui lui avait donné la syphilis ? Avait-elle un penchant complotiste ? Allait-elle voir des prostitués en Afrique du Nord pendant les vacances ? Avait-elle des petits-enfants ? Son fils était-il drogué ? Savait-elle où étaient les bolets dans la région ? et surtout, savait-elle ce qu’on racontait de la nouvelle arrivante du centre de médecine ambulatoire du village ? Madame Gremaud afficha tout d’abord un regard ravi en remarquant quel tour amical la conversation prenait, et se réinstalla plus confortablement sur sa chaise de patiente, tenant toujours bien fermement son gros sac à main sur ses genoux généreux, mais affichant un grand sourire complice. Elle lui raconta la construction houleuse du centre dans lequel elles étaient, et qui avait été au centre de la campagne électorale du syndic cinq ans auparavant.
‘Le Thierry ne voulait pas lâcher, il voulait ce centre, il nous a promis cinq médecins, et maintenant regardez, c’est tout vide !
– Enfin il y a moi tout de même, sourit la docteure.
– Oh oui pardon madame, mais enfin vous me comprenez ! C’est ce Thierry qui a toujours eu les yeux plus grands que le ventre. Il voyait grand pour la commune. Il a surtout vidé les caisses, et tout dépensé sur sa maîtresse.
– Je croyais qu’il était marié à Paulette.
– Oui ! C’est bien cela l’affaire ! On voit que vous n’étiez pas là. Paulette était veuve, elle, mais Vonlanthen ne l’était pas. Personne n’ose en parler, mais moi je n’ai pas oublié. Pauvre Christine Vonlanthen, de honte elle a déménagé dans le village à côté après le divorce. Quelle disgrâce. Oh si mon Gremaud me faisait la même, je peux vous dire, je lui montrerai celle-ci’, dit-elle en agitant vigoureusement son bras. La graisse couvrant son triceps gigota d’une façon tout à fait poétique.
‘Justement Madame Gremaud, j’aimerais vous demander une chose, entre nous. J’ai remarqué que mes voisins m’observent d’une façon particulière quand je mange dans le jardin le dimanche. Cela m’a interpellée.’ La patiente bougea à nouveau son membre supérieur gauche d’une façon brusque tout à fait inattendue. ‘Ah ! ça ! C’est bien parce que vous êtes de la ville ! Tout le monde en parle ! Je voulais vous le dire justement, vu que vous m’avez l’air d’être une personne tout à fait raisonnable. Je trouve que vous ne donnez pas vraiment le bon exemple.’ Margaux fut surprise et ne put s’empêcher de froncer les sourcils. N’avait-elle pas le droit de prendre un décilitre de vin le weekend ? Mais la Gremaud continuait : ‘Manger à quatorze heures ! C’est un rythme décadent quand même ! Tout le monde se demande ce que vous faites tout le dimanche matin, et les rumeurs vont bon train. En plus vous n’êtes pas mariée. C’est que les petits vieux ils radotent bien volontiers quand cela concerne une jeune personne un peu charmante hein !’ Margaux dut mettre fin à l’entretien en riant, mais tout en accompagnant la patiente à la porte elle se prit à contempler le gouffre qui la séparait de ces gens, l’énormité de distance entre un parcours de ville en ville et un parcours de la terre à la table. C’était comme si les siècles n’avaient pas bougé de la même façon entre eux, et que Margaux était propulsée dans une autre réalité, où les codes lui étaient aussi étrangers qu’un autre langage. Ce n’était pas un travail qu’elle avait accepté, c’était un voyage dans l’espace-temps.

***

Juin était arrivé. Grâce à l’élévation de quatre cent mètres supplémentaires, les chaleurs n’étaient pas aussi étouffantes qu’à Lausanne, et c’était comme une prolongation du printemps, un mois de mai qui dure, les fleurs, la plus belle saison de l’année. Margaux n’arrivait pas vraiment à en profiter, elle était tous les jours jusque tard au cabinet. Les patients affluaient du village et des bourgades voisines. Le prochain patient était déjà là. Il était arrivé en avance, Monsieur Kolly, comme d’habitude, donc il avait déjà attendu quarante-cinq minutes. Il était diabétique, monsieur Kolly, avec ses cent-vingt-cinq kilos. Il mesurait un mètre nonante, quand même, mais cela ne rattrapait pas tout. La médecin alla ouvrir la porte, et le voilà qui se levait, puis s’approchait lentement de son pas lourd, tout son corps rigide branlant de gauche à droite à la mesure de ses pas comme l’aiguille d’un métronome réglé sur lento maestoso, comme une montagne en mouvement. Il fallait attendre qu’il franchisse cette distance, puis celle qui le séparait de la chaise, ensuite le trajet jusqu’à la table d’examen. Tout était long, lent, stagné, comme une rivière de sucre liquide. Kolly avait le diabète depuis dix ans, mais il restait optimiste. Selon le dossier, son histoire médicale avait commencé quand il avait été retrouvé un jour évanoui dans son champ, sa glycémie à quarante-cinq millimoles par litre. On avait posé le diagnostic à l’hôpital, et il était ressorti avec son insuline et son sourire de toujours.
Malheureusement, c’était l’heure pour l’examen des pieds, d’une importance cruciale pour tous les diabétiques, mais exercice souvent douloureux pour le médecin de famille.
‘Enlevez vos chaussettes s’il-vous plaît Monsieur Kolly, on va regarder les pieds une fois de nouveau.’ Margaux hésitait à mettre des gants. Elle en avait envie, mais ne voulait pas vexer son patient. Celui-ci portait des chaussettes tricotées en forme de pointe, avec des rayures de toutes les couleurs. Lorsqu’il réussit enfin, à force de tirer par le bout pointu, à retirer la chaussette, un nuage de petites peaux mortes s’envola, comme la poussière de spores des champignons bovistes trop mûrs. Margaux voulut mettre un masque, mais elle n’osa pas. Elle prit quand même les gants, et essaya d’éviter de respirer. La deuxième chaussette suivit le chemin de la première, et la généraliste, qui examinait déjà la première extrémité, reçut les spores de pied en plein visage. Elle cligna des yeux pour évacuer les poussières. Elle observa les canyons et les craquelages qui se dessinaient sur la peau desséchée. ‘J’ai oublié de mettre la crème que vous m’avez donnée docteure, mais seulement ce matin,’ admit le patient un peu penaud. La spécialiste n’écoutait plus, elle avait repéré une rougeur qui prenait tout l’avant du pied, et était prolongée d’une flammèche rose remontant en direction de la jambe. Elle pressa sur la rougeur. ‘Ça vous fait mal ?
– Un peu.
– Vous avez eu de la fièvre ces jours ?
– Oh peut-être un petit frisson en me réveillant, mais j’ai un peu frotté mes bras et c’est passé.
– Il faut que nous fassions une prise de sang.’
Malheureusement les doutes de la médecin furent confirmés, une infection de la jambe se préparait. De plus le sucre était à nouveau extrêmement haut. Kolly, dans son insouciance, avait sûrement arrêté de prendre son traitement une fois de plus, ce qui avait favorisé la survenue de la prolifération bactérienne. Heureusement la spécialiste ne dut pas argumenter pendant trop longtemps avec son patient pour le convaincre d’aller à l’hôpital. Il avait confiance en elle, une qualité rare. Une fois qu’il fut parti elle expira de soulagement. On avait manqué de le retrouver à nouveau étendu dans son champs, montagne effondrée.

***

Susanne n’était pas là aujourd’hui. Elle était de nouveau en arrêt maladie. Margaux devait se débrouiller toute seule pour faire les prises de sang, les rendez-vous, et répondre au téléphone. Au milieu de tout ça elle devait bien sûr toujours faire son travail habituel. La tension dans ses muscles trapèzes s’était accumulée toute la matinée, maintenant elle avait enfin quelques minutes à midi pour manger ses restes de la veille, réchauffés au micro-onde. Le silence était retombé sur le cabinet, pour une bonne heure au moins. C’était comme si la poussière du bâtiment neuf stagnait encore dans l’air, mise en exergue par le rayon de soleil qui fusait entre les deux rideaux. Elle hésita à manger devant son ordinateur pour avancer ses dossiers, puis se résolut à prendre quelques instants de calme pour elle. Elle soupira en essayant de se relâcher, puis ouvrit mécaniquement son téléphone portable pour y trouver un nouveau message d’Ana, qui commençait mal : des excuses, des excuses, des excuses, puis non je ne pourrai pas venir m’installer en Gruyère, tu comprends, changement de plan, famille dans le canton de Vaud, j’aurais vraiment voulu venir, mais on m’a proposé une autre place, je suis sûre que tu t’en sors très bien, on se voit bientôt, tu es la bienvenue pour venir manger chez moi. On s’appelle on se fait une bouffe. Tu me manques. Et plein de cœurs à la fin du message.
Margaux mangea son plat de couscous, avalant sans plaisir bouchée après bouchée insipide, l’esprit vide et noir, la mâchoire mécanique. Elle ne bougea plus pendant quelques instants, le temps comme arrêté, un nuage dans sa tête. Le téléphone sonna. C’était une urgence, quelqu’un qui voulait venir immédiatement pour montrer sa maman qui n’arrivait plus à respirer. Margaux chassa ses démons et ouvrit le dossier, prête à repartir après ces dix minutes de pause tout sauf réparatrices.

L’après-midi elle eut à nouveau la visite de Monsieur Froideveaux. Ce curieux personnage portait toujours un chapeau de cowboy australien en cuir, et semblait penser qu’il y avait un problème avec son pénis. ‘Je crois bien que c’est ici que ça me gratte. C’est tout gonflé. La crème que vous m’avez donnée je l’ai appliquée religieusement, mais je ne suis pas sûr que ça ait fait une différence.
– Vous voudriez que je regarde ? avait-elle répondu.
– J’imagine que oui. Oh vous savez, ça fait longtemps qu’il n’a plus vu personne mon pauvre Jacques, il n’est plus aussi vaillant qu’avant. Mais grâce à vos bons soins et vos douces mains certainement tout ira pour le mieux. M’enfin je voulais vous montrer mes progrès.’
La docteure tenait entre ses doigts gantés l’appendice flétri et le retournait, examinant sous tous les angles. Elle ne voyait rien d’anormal, et commençait à se demander si ce Froideveaux ne venait pas surtout dans l’idée de se faire offrir un petit massage de ses parties. Elle palpa les testicules sans ménagement, les faisant rouler dans leurs bourses. Monsieur Froideveaux souriait bizarrement. Heureusement il n’eut pas d’érection. La jeune praticienne le congédia et espéra ne plus le revoir, mais sans se faire trop d’illusions.
S’ensuivit la ronde habituelle des patients. Chacun avec son histoire, chacun avec ses problèmes, ses demandes, ses souhaits, ses croyances, et son avis déjà bien arrêté sur la question préférée des patients : « est-ce vraiment bien de prendre autant de médicaments ? »

***

Margaux parcourait ce matin sa liste de contacts sur son téléphone. L’appareil contenait des centaines de numéros, tous associés à une ville : « Manon Nyon », « Christina Fribourg », « Jean-Charles Yverdon », comme s’il appartenait à un marin avec un contact dans chaque port. C’était la réalité de la formation médicale : changer de service, changer d’hôpital, déménager, changer de collègues. Chaque équipe avait été très soudée et la jeune femme avait de nombreux souvenirs inoubliables avec chacune de ces personnes. Entre les remises de garde aux urgences où on rigolait des plaintes de patients : « mal au ventre depuis vingt minutes, ambulance, douleurs soulagées par un Dafalgan® », « zizi qui gratte, urgences à deux heures du matin », « a saigné de la gencive, persuadé d’avoir le cancer », « tension élevée, la pharmacie lui a dit de consulter en urgence », et les transmissions compliquées « écoute, il va bien mais la famille ne veut pas le reprendre, ils doivent partir en vacances et il n’y a personne pour s’en occuper », « elle me dit qu’elle ne boit jamais d’alcool mais elle a deux pour mille », on partageait tellement en travaillant ensemble qu’on devenait proches presque sans le faire exprès. Mais la trentenaire se rendait compte en faisant défiler la liste des prénoms qu’elle n’avait pas vu ces gens depuis plusieurs mois ou années. Leurs promesses de rester en contact avaient atteint leur date de péremption, comme les vieux médicaments qu’il faut jeter dans les pharmacies d’hôpital. Maintenant qu’elle cherchait de la compagnie, elle ne savait pas qui elle pouvait appeler. Elle se sentait bête. Heureusement il restait toujours sa maman. Peut-être qu’elle l’appellerait samedi.

Judith débarqua en Gruyère le samedi suivant. Depuis la mort de papa, maman avait changé radicalement. Elle avait attendu pendant dix ans que son mari atteigne la retraite pour qu’ils puissent enfin faire le tour du monde ensemble comme elle en rêvait. Le projet avait expiré instantanément avec son mari. Après être sortie du pire du chagrin, elle avait décidé de vivre dans le ici et maintenant. Quand elle avait entendu sa fille unique se lamenter au téléphone, elle avait plaqué ses copines de jass pour venir illico.
Descendant de sa nouvelle coccinelle des années cinquante toute pétaradante, elle s’extirpa du véhicule arborant un énorme chapeau de paille et des lunettes de soleil pimpantes. Sur les trois-cent soixante derniers jours elle avait rajeuni de dix ans au moins. Margaux sentit son sourire et laissa un poids s’envoler de ses épaules en voyant sa mère qui se précipitait pour la saisir dans ses bras et la serrer contre sa poitrine. Elle l’emmena visiter son petit appartement, « c’est temporaire », lui dit-elle, puis elles ressortirent pour profiter du beau temps. La jeune femme fit visiter le village à sa mère, et put même saluer les habitants avec entrain. Elle désigna les bâtiments les plus anciens et raconta quelques anecdotes rigolotes à propos de leurs habitants en se baladant entre les vieilles fermes. Bientôt elles atteignirent les champs, et Margaux choisit un chemin de terre qui passait entre plusieurs propriétés et leur permettrait de parcourir un peu de campagne, loin de la route goudronnée. Elle put se plaindre de sa secrétaire Susanne, et recevoir les remontrances de sa mère qui lui dit qu’il était sûrement difficile pour une femme mûre de s’adapter aux technologies actuelles. Elle put lui raconter l’histoire de l’homme qui venait lui montrer son pénis, et choquer sa pauvre maman. Elle put lui dire sa tendresse pour le couple Gremaud, et sa froideur pour d’autres patients, lui dire la difficulté de rester ouverte et attentionnée envers des gens qui eux étaient parfois malpolis, doutaient de ses conseils, et n’écoutaient que ce qu’ils voulaient entendre. ‘Tu as toujours été trop têtue ma fille, laisse-les donc se planter s’ils le veulent tant !’ avait rétorqué sa mère. Mais Margaux n’était pas aussi détachée, elle voulait les aider à tout prix, elle sentait bien qu’elle s’épuisait, mais elle avait comme on dit « la tête dans le guidon », elle était déjà tellement investie qu’elle n’arrivait plus à trouver le frein.

Trop vite le soleil descendit sur les collines et la coccinelle dut reprendre sa route, car maman avait un rencard. La fille regarda s’éloigner sa génitrice avec une nostalgie et une tendresse infinies, puis rentra dans son chez-elle à contrecœur pour fermer la porte à clé

 

 

 

 

 

 

Si vous voulez lire la suite de cette histoire, merci de me contacter, ou d’acheter le recueil de nouvelles dans lequel il a été publié sur payot.ch (lien ci-dessous)