Je me dirige tranquille vers les bureaux de l’aide sociale. C’est lentement que je pose mes pieds à l’intérieur de mes chaussures, pour sentir le déséquilibre de ma semelle, et les points où j’ai de la corne. Il pleut et il vente, comme d’habitude en novembre. L’humidité de l’air refroidit mes joues plus vite. Je me projette dans le rendez-vous à venir.
Je ne pensais arriver un jour à ce degré de l’échelle de la société. J’apprécie toujours les surprises donc j’essaie de savourer un peu celle-ci. Autour de moi les arbres rougissent aussi. Le lac, que je longe, est recouvert de mousse blanche. Je m’imagine sur un voilier, affrontant les vagues et la bruine, penchée sur l’abysse de l’eau en mouvement.
J’entre dans les bureaux, je suis en retard de quelques minutes. Je prétexte un problème de parking et donne mon nom au guichet à l’entrée. Je suis poursuivie. Par mes rêves mais aussi par la douce Société. On n’a pas le droit de se faire trop de cadeaux à soi-même. Les autorités supérieures me l’ont rappelé. J’ai reçu la lettre que je tends à l’employée la semaine passée, le jour de mes 29 ans. C’était une carte très bien écrite, avec un ton impérieux qui m’a beaucoup plu : j’avais besoin qu’on me secoue les puces. Trois mois de retard de loyer, six mois sans relever mon courrier, six mois de page blanche, deux ans de retard pour les impôts. C’est que je pensais avoir mal fait ma déclaration l’année passée, il fallait que j’appelle à l’intendance pour leur expliquer que le chiffre devait être faux, mais j’ai remis au lendemain. A beaucoup de lendemains. Et puis la page blanche ça concerne aussi les téléphones. On n’a plus l’inspiration de se porter vers l’autre et l’ailleurs je crois. Avant trente ans je me retrouve aux mains avec la justice et aux crochets de la société.
J’attends dans une salle qui pourrait être le décor de n’importe quelle scène. C’est très inspirant, l’insipide. Surtout avec une petite plante verte. J’espère qu’elle est toxique, ça ferait du rebondissement si un ami lui aussi poursuivi décidait d’en manger et qu’on devait ensuite appeler une ambulance. Je ne suis pas inquiète, j’ai fait mes cours de réanimation cardiaque comme tout le monde. Il fait chaud, mes mains picotent. Il faut dire que je n’ai pas eu la vie facile. Papa était employé comptable, autant dire quelque chose de très passionnant et qui lui donnait une rage de ne pas vivre assez touchante. Maman quant à elle, travaillait au patriarcat. Enfin elle était l’assistante de vie de Papa quoi. C’est un job très mal payé (zéro), où la retraite est assez tardive (jamais) et l’accomplissement personnel assez restreint (joker).
On m’appelle. On me demande des comptes. Je présente mes plans de financement pour le bonheur : l’amour, la sincérité, le dévouement. On rigole à mon nez, on me dit de redescendre sur Terre et d’investir plutôt dans les énergies fossiles et le libre-échange, je pourrais faire de la comm’ peut-être ? ou alors une formation en marketing. On m’incite à m’inscrire sur les sites de rencontre professionnels et à faire une meilleure photo. De toute façon les ressources humaines sont épuisables, donc autant se consommer, me dit-on. J’acquiesce à tout, proche d’une révélation. On me répète plusieurs fois que j’ai un toi et un soi, et on insiste pour que j’oublie ces histoires d’écrits vains. Je pense qu’on voulait plutôt me parler de mon toit et de mes choix mais que c’est un problème d’accent probablement.
Peut-être qu’on me paiera un cours de théâtre aussi, pour m’aider dans les entretiens d’embauche. On me demande quel rôle j’aimerais jouer. Je faillis répondre le mien, mais me ravise. On me félicite pour ma compréhension. Je sors avec mon bon repas, le plus beau cadeau de ma journée, et inspire à pleines narines l’air glacé. On se croirait presque déjà en décembre.
Je rejoins les rues qui vont toutes à mon appartement, que je devrai bientôt quitter pour quelque chose de plus petit. En passant j’essaie de croiser le regard des gens. Je songe pensivement que je subsiste maintenant grâce à leur généreuse cotisation à l’Etat. Merci pour votre aide, que je leur chuchote, désolée de n’être pas tout à fait conforme. Malgré tout je me sens bien, entourée de mes semblables, connectée sans savoir leur numéro. Dans cet instant je perçois les crochets qui nous attachent et les échelons venteux de notre recherche de liberté, et je promets de continuer à leur faire subir mes écrits vains, pour essayer de toucher leur cœur engourdi. Après tout, j’ai le soi.