– Avouez que c’est une drôle de coïncidence, chef.

-Les amateurs devraient être plus prudents, répondit le Lieutenant Steilweg.

– Le gars se met à la mécanique cette semaine-là justement. Il venait d’avoir son cinquantième anniversaire, sa femme lui avait offert tout le set du parfait mari bricoleur. Et là, boum, c’est le drame, continuait l’Inspecteur Aebischer.

– Gardez vos réflexions philosophiques pour vous, Inspecteur.

– La vie est quand même si ironique. On a l’impression que dès qu’on pourrait enfin en profiter, elle nous échappe.

Les deux hommes continuaient d’observer le lieu de l’accident mortel depuis leur véhicule de fonction. On voyait les traces du freinage manqué à la sortie du virage, puis une série de débris étalés sur la pente, quelques branches cassées, une vitre brisée, originant sûrement de la boîte à échange de livres qui avait été pulvérisée et qui gisait sur son flanc un peu plus loin, puis le véhicule encastré dans un muret. La police n’avait été alertée que le matin-même, le quartier étant très tranquille et les riverains ayant cru que la détonation qu’ils avaient entendue était certainement le départ du pétard d’un jeune délinquant avec qui ils ne voulaient rien avoir à voir. On ne pouvait pas les blâmer. Mais à cinq heures trente du matin le propriétaire du muret avait malgré tout sorti son chien, et par là même découvert la présence de la carcasse motorisée, ainsi que l’absence de vie de son occupant. On n’avait pu que constater le décès.

 

De l’autre côté de la cité, Evelyn attendait que son mari rentre, un livre ouvert à la page vingt-cinq dans sa main. Il avait découché, ce qui n’était pas son habitude. Elle ne s’inquiétait pas, elle était songeuse, et réfléchissait plutôt à sa propre existence, et un peu à celle de Marcel. Elle n’était pas heureuse, et s’adonnait à son monologue intérieur. « Vous êtes là à vous mentir à vous-même en toute honnêteté, se disait-elle, à vous satisfaire de succès succincts, à naviguer entre les divers revers de la vie, à regarder toujours vers un horizon qui n’arrive jamais, à marcher le long du trottoir en hésitant à mettre un pied sur la route. » Sa nuit seule dans un grand lit, la première depuis des décennies, avait déchaîné en elle les voix, habituellement déjà bavardes, de l’introspection. Elle aurait pu rester là à contempler son café, mais un coup de sonnette vint la sortir de sa rêverie. Encore en chemise de nuit, Evelyn posa son livre, sortit de sa chambre, fit grincer l’escalier en descendant, puis atteignit la porte d’entrée. Derrière l’attendaient deux hommes uniformés qui souhaitaient lui parler.

 

Plus tard, retourné dans le véhicule, l’Inspecteur Aebischer n’enclencha pas la voiture immédiatement.

– Bien spéciale la petite dame, hein, chef ? commenta-t-il.
Le Lieutenant Steilweg grogna pour toute réponse. Il n’aimait pas qu’on le force à parler en lui posant des questions. C’était lui qui avait le privilège des questions.

– C’est comme si elle se doutait déjà de quelque chose, comme si elle avait senti qu’il n’allait pas revenir.

– Les femmes ont le sens des choses, elles ressentent ça, quand tout va mal. C’est pour ça qu’elles ont toujours cet air triste et résigné. Observez un peu mieux et arrêtez de vous croire aussi spirituel, Aebischer. Vous n’allez pas refaire le monde.

L’inspecteur se garda bien de commentaires futurs et engagea la marche arrière. Les deux hommes de loi devaient se rendre à leur bureau pour écrire un peu de prose.

 

Evelyn s’était assise sur la chaise qui appartenait à la table de la cuisine. Un mariage heureux que cette combinaison d’objets à quatre pieds, se dit-elle encore. Elle se souvenait les avoir achetés, d’occasion, au début de leur union. C’était peut-être la seule chose qu’elle ne regardait pas avec animosité dans son logement. Son regard repartit en dedans. Après tant de nuits sans sommeil à essayer d’imaginer une vie heureuse à deux, après avoir épuisé un trésor d’imagination et de ruse pour frauder le désamour, la déception, la monotonie, l’oubli, voilà que le destin, comme s’il s’était ennuyé de vous entendre vous lamenter, vous apportait un dénouement radical à votre pitoyable histoire. Il était mort.

L’horloge  de l’église sonnait déjà les douze coups de midi, le moment où il faut donner au corps ce qu’il réclame, mais Evelyn n’en avait pas envie. L’incroyable finalité de la situation se posait comme un nuage de grains de poussière, fatigué d’avoir dansé dans un rayon de lumière. L’infini réseau de vos pensées, qui guidaient vos neurones entremêlés vers l’abîme de tous les possibles, tombait lentement au sol, s’aplatissant devant l’évidence. Il était mort.
Toutes les projections, toutes les redevances, tous les calculs d’échappatoire perdaient leur sens, il ne restait plus que ces fils gluants, cette toile démoniaque d’une charpente cognitive malade, relâchant en un instant leur raison de coller, d’exister. Inutile maintenant d’y revenir, puisqu’il était mort. Mais les impulsions électriques qui la parcouraient sans cesse, piqûres infernales et métronomiques d’un chemin de pensée trop piétiné, poursuivaient douloureusement leur activité rythmique et automatique, électricité statique, que rien ne semblait vouloir débrancher.

 

Pendant ce temps, Aebischer n’arrivait pas à sortir de sa tuyauterie mentale l’image de l’accident. C’était son premier décès. Le corps immobile, le silence, l’absence de souffle, tout cela le laissait comme nerveux, insatisfait. Il refusait l’absurde de cette mort, l’instant qui avait basculé, un simple frein mal serré, un lien défait dans la chaîne motrice. Etrangement il n’arrivait pas à sortir de son esprit l’image de cette veuve muette en chemise d’intérieur. Elle avait l’air jeune. Etait-elle à cet instant en train de pleurer ? se demandait-il, alors que lui rédigeait son austère compte-rendu avec les formules d’usage et les condoléances usées. Il essaya de se concentrer sur son ouvrage.

 

Dans la maison de la veuve, le silence remplissait l’espace et les secondes. Le vide se faisait dans les pensées d’Evelyn, et l’espace tout puissant prenait lentement la place de tout ce qu’il avait occupé. Un souffle de rien remplaçait lentement le souffle de vie, les molécules entamaient le processus de l’oubli, sa mémoire à elle déjà commençait à se morpher. Evelyn eut un moment de reconnaissance de n’avoir à partager ce moment avec personne, de l’avoir tout entier pour elle, d’à loisir pouvoir baigner son corps dans la langueur de l’anéantissement, de cette destruction totale. Son immobilité n’était trahie que par la contraction périodique et inconsciente de son quadriceps gauche, rythmant secrètement sa réaction viscérale impénétrable. Marcel avait été les fleurs et la grêle, le fléau et l’antidote, le rayonnement et la tornade. Son visage figé dans un sourire photogénique était tatoué à l’encre en noir et blanc à l’arrière du cerveau de sa femme. La personne à qui Evelyn avait accroché son navire, ancré son destin, n’était plus ; commençait la dérive. Elle regardait sa propre main frêle, plissée, aux veines bleu translucide. L’endroit où s’était trouvée sa bague, avant qu’elle ne la retire. Elle cherchait en elle la tristesse, ne voyait dans son âme que la sécheresse.
Contemplant d’un regard égaré les murs délaissés de son antre, Evelyn commença mentalement d’en descendre les portraits défraîchis, que personne n’avait regardés depuis des décennies. Mais son bras ne trouvait pas la force pour cette entreprise. Tout son être était comme suspendu dans l’attente d’un arrêt du destin, d’un coup de foudre, d’une divine intervention, d’un signe enfin. Mais tout restait coi. C’était une méprise. Le soulagement attendu ne venait pas. L’atmosphère et la lumière restaient immobiles, ignorance tranquille, l’aspiration de vie qui devait la saisir tout entière pour la déposer dans les airs, pour lui offrir l’avenir, effacer la misère, disparue de la Terre. Seule régnait l’absence et son errance.

 

Quelques jours plus tard, l’inspecteur Aebischer scrollait dans ses dossiers de crimes pour choisir auquel s’atteler pour l’après-midi. On laissait libre cours à sa fantaisie au poste, on le chouchoutait pour ses bons résultats à l’école de police. Seul le Lieutenant Steilweg montrait-il une froideur très vieille époque à son égard, comme si le lien hiérarchique devait rester immuable, tel le glacier. Mais Steilweg aurait eu mieux fait de lire les rapports du GIEC sur la fonte des glaces, et de se rendre compte que les choses changeaient, même à la police. Aebischer faisait ces considérations internes tout en s’imaginant faire un petit sketch sur Steilweg à l’apéro de Noël du département. Il sourit, mais pas pour longtemps, car il retomba sur le dossier de l’affaire Aubert. Pas vraiment une affaire à vrai dire, car elle avait été classée presque instantanément, tellement le cas semblait clair : un homme un peu trop sûr de lui bidouille sa voiture, met en rade le système de freinage, et s’emboutit dans un muret au bas d’une descente un peu glissante après une averse malencontreuse. De plus le lampadaire de la rue avait été vandalisé par malchance, et l’homme avait perdu ses lunettes le jour même. Cette série de petits incidents mineurs avaient mené au drame, et Marcel Aubert était décédé, seul dans la nuit, dans sa grande voiture. L’inspecteur Aebischer se souvenait surtout de la veuve d’Aubert, à qui ils avaient dû annoncer la nouvelle, et de son air à la fois désespéré et résolu quand elle avait ouvert la porte. Son regard vert sous ses cheveux luxuriants, la fierté qu’elle avait mise à ne pas montrer ses émotions aux deux émissaires du malheur, avaient marqué Aebischer d’une façon qui le troublait. Sans cesse il revivait cette rencontre pourtant brève, et souhaitait une autre issue, parfois en rêve. Dans la nuit il se réveillait moite, et s’imaginait parler à cette femme très droite, soulager sa douleur, écouter ses pleurs, amener une trêve peut-être. Il se voyait grandi par sa chevalerie, démontrant toute la finesse de son caractère à ce témoin reconnaissant, fin psychologue, et trouvant le mot qui blesse et guérit dans toute sa justesse, éblouissant. Soudain déterminé, laissant son courage enjamber les fossés, Aebischer décida de suivre son instinct et prit la décision audacieuse de retourner terminer son travail chez la veuve. Il voyait en lui s’agiter des pressions étranges, un besoin patient qui démange, le rongeait d’en dedans, il devait mettre fin à ces vaines et indolentes ruminations. Il se doutait intimement que c’était la confrontation avec la mort qui l’avait mis dans ces états parallèles, une fascination dont il devait professionnellement avoir raison.

 

Assise au bord de sa fenêtre, un œil jeté vers le dehors, un autre vers le dedans, Evelyn Aubert attendait le passage du temps, et la révélation salutaire qui devait lui permettre de reprendre pied à terre. Elle entendit la sonnette qui retentit, et sentit le premier frisson qui la parcourut depuis qu’il était parti. Elle hésita, puis se leva et descendit les marches grinçantes, le pas léger et élégant. Elle s’étonna du bruit disgracieux, depuis quand n’était-elle pas descendue ? Elle s’approcha de la porte et l’ouvrit d’un geste, devant elle se trouvait le policier en veste qui lui avait annoncé la mort. Il était ce jour en civil, mais portait une arme autour du corps. Il avait le regard interrogateur et un peu gêné, le pouls d’Evelyn se mit à augmenter. Ses sens en un instant s’aiguisèrent, elle observa ses lèvres, la courbe de ses sourcils, de sa chair, son air subtil, le rebond las de ses pectoraux plongeant vers une ceinture lilas, où enserrée se trouvait une taille souple et sûre. Il avait les cheveux un peu longs pour un policier, le vent les faisait bouger comme des roseaux paresseux, et découvrait ses yeux. Se reprenant en un instant Evelyn l’invita à entrer. Elle discernait en elle une chaleur désagréable et une crispation palpable. Elle sentait sa langue voyager presque contre sa volonté sur ses lèvres mouillées, et un soupir à sa bouche monter, mais elle cligna des yeux et réprima sa sensualité mal placée qui soudain s’était ébrouée. La peur était là. L’autre l’avait suivie et déblatérait des platitudes avec une éclatante aptitude. Soudain ils étaient assis à la table familiale avec un verre d’eau pétillante chacun. L’Inspecteur avait des mains qui semblaient épaisses mais douces, et des ongles soignés. Marcel avait eu des doigts rugueux et lourds, et un air de brute en vieillissant. Evelyn se secoua l’esprit, reprenant contact, l’autre lui disait qu’il avait pensé à elle toute la nuit plusieurs fois.

– Un grand malheur en effet, entama-t-elle. Mais vous savez, il n’avait pas commencé ce 5 décembre, ajouta-elle en s’autorisant un air mélancolique.

– J’imagine que vous sentiez la tragédie venir, alors ? interrogea-t-il.

– J’avais dans le cœur un poids, je savais qu’il s’agissait de mon mari.

– Les femmes sentent ce genre de chose, continua l’Inspecteur, tout en se demandant pourquoi il répétait des choses pareillement ineptes et ridicules. Son interlocutrice laissa un silence avant de reprendre :

– Je savais bien qu’il y avait un problème avec moi. Et depuis ce jour-là, je ne suis plus la même.

– J’ai senti en vous voyant, une partie de votre détresse, valida-t-il.

– Je me suis comme arrêtée, j’ai la sensation de ne plus exister. Je nage dans le vide. Je n’ai personne. Je pensais qu’avec Marcel loin de moi, je pourrais renaître de mes braises, mais c’est comme si chaque jour je mangeais la même cendre froide.

– Le deuil est une expérience très difficile, mais très humaine, continua Aebischer, ses cours de police lui offrant quelques phrases salutaires à offrir gratuitement.

– Je pensais que mes pensées s’apaiseraient, que je pourrais respirer, mais le silence m’étouffe.

– Il ne faut pas se laisser ronger par la culpabilité.

– Comment ne pas le faire, quand je suis la seule responsable ?

Evelyn leva son regard mouillé vers l’Inspecteur, qui sentit dans sa poitrine une chaleur de compassion l’envahir, et une envie désespérée de se saisir de la douleur de cette femme, et de la déchirer en mille pièces qu’il pourrait ensuite piétiner et incinérer au crématoire, avant de les détruire au canon pulvérisateur de matière. Laissant à son Lieutenant les codes et les ordonnances, Aebischer  ―Marc de son prénom― posa sa main chaude sur celle de son interlocutrice, incarnant à lui seul compassion et justice. La veuve perçut l’étincelle, l’énergie pure et joyeuse bondir depuis ces doigts amis jusqu’à la naissance de sa nuque endormie, et laissa sa respiration trois fois soulever sa poitrine, vitrine de son trouble, de son émoi. Ses yeux glissèrent à nouveau vers les lèvres brunes de son confesseur de fortune, qui sentit se tendre son code moral et dut demander, de sa conscience l’aval. Dans un rayon pur de clarté, Aebischer se souvint que l’affaire était classée, sa conscience put étendre les ailes de sa bénédiction, et les barrages de sa retenue professionnelle sautèrent de leurs restrictions. Il se pencha vers Evelyn pour goûter à ses lèvres aigue-marine parsemées de larmes cristallines. Marc éprouva comme un déclic, et il s’abandonna dans ce baiser trop beau, qui semblait redonner du sens à l’existence, du souffle au gouffre. Ensemble ils parcoururent les recoins de leurs personnalités, élaborèrent au toucher le trajet de leur intimité,  et plongèrent dans leurs jardins secrets pour découvrir de concert la tessiture innée et le tissu rythmique de leurs chants internes, de leur hymne cyclique. Après le point d’orgue, la respiration comme seul son, posés sur le rivage avec tous leurs mirages, ils laissèrent doucement s’éteindre leurs sens, et basculer immenses dans un repos de transe, dans le banal lit matrimonial.

 

Marc en se retournant au réveil découvrit dans son dos non pas la douceur de l’âme d’Evelyn, qu’il rêvait déjà faiblement de caresser à nouveau, mais un objet froid et dur qui lui râpa la peau. Inquiet il se retourna brusquement et se saisit de l’incongru visiteur, qui mettait fin à son rêve cotonneux et aguicheur. Une longue tige de métal un peu rouillée, une bouche méchante, sans dents, avec une spirale imbriquée dans des mâchoires impitoyables. Marc cligna des yeux, il tenait dans ses mains une sorte de clé à molette. Il jeta un coup d’œil vers Evelyn, inerte, et resta un moment à mi-chemin entre son univers de nuages et cet objet de rage. La belle assoupie ouvrit ses yeux verts, et regarda de ses grands orbes l’outil sauvage, puis reposa son attention troublée sur Marc, et son beau visage. Celui-ci rejeta la perplexité puis lança la bête hors du lit pour se ressaisir sans alibi de la fragile Evelyn.

– Mais qu’est-ce que tu fais avec un outil pareil, toute seule dans ton lit ? taquina-t-il.

– Je ne sais pas, je n’avais pas remarqué que c’était là, j’ai évité d’aller de… son côté depuis… chuchota-t-elle, les yeux perdus et fuyants, comme avouant un méfait.

Soudain Marc fut saisi d’un doute terrible, qui en un instant rongea ses entrailles et le prit en tenailles. Madame Aubert le dévisagea, soudain sérieuse.

– Evelyn, ne me dit pas… ne me dit pas que… que tu as voulu te faire du mal ? Ne me dis pas que dans ta souffrance tu as voulu aller le retrouver ! C’est pourtant classique, j’aurais dû m’en douter, être plus attentif. En plus comment voulais-tu te servir d’une arme pareille ! Evelyn ! Je ne sais pas, cette pensée m’est insupportable, il faut qu’on te sorte de cet endroit morbide, scanda-il tout haut.

– Je ne sais pas si tu peux faire quelque chose pour moi. Le mal est fait.

– Si j’ai choisi ce métier, c’est bien pour éviter aux innocents de souffrir par la faute des autres, je ferai tout ce qui est dans mon possible!

– Oh, les innocents, les innocents. Je lui ai bien offert cette boîte à outils, déjà.

– Evelyn, arrête de dire n’importe quoi. Tu n’as pas à t’infliger cela.

– Tu sais, entama-t-elle, je n’en pouvais plus de vivre avec lui, je me sentais enfermée, j’avais l’impression qu’aucun mouvement en avant n’était possible. Il me disait que c’était ridicule, qu’on avait tout ce qu’il nous fallait. Il ne m’écoutait pas, il me disait que mes sentiments étaient ridicules, qu’il fallait que je vive dans la réalité. J’ai plusieurs fois songé à en finir, il me disait que j’exagérais.

Marc la saisit soudainement, dans une embrassade du corps entier, même ses orteils se tortillèrent autour des siens, pour qu’elle reçoive la présence chaude et rassurante de cet autre humain, qu’elle se rappelle des promesses de lendemains. Intuitivement il sentait toutes les petites niches abîmées, où le malheur chez Evelyn s’était logé, toutes ces petites blessures intactes d’où coulait la sève, et qui pulsaient au rythme de ses mots. Il voulait de ses mains réparer, refaire. Laissant ce miel couler sur sa peau, Evelyn goûtait à l’apaisement qu’elle avait tant désiré, au silence de ses maux. Mais au creux de son être vidé elle voyait monter une jubilation noire, une obscurité malsaine née de trop d’années de haine. Un nouvel élixir de plaisir qui l’emplissait d’une satisfaction horrible et d’un curieux désir, le pouvoir de nuire et de choisir. Elle avait gagné. Elle avait souffert mais maintenant elle tenait le grand prix, le premier prix, la victoire totale. Son amant finit par relâcher son étreinte, et promettre une nouvelle visite à la prochaine occasion. Il emmena avec lui la clé à molette, dernier vestige du crime, et promit de le détruire, pour libérer la victime et repartir. Contenté et fier de son humanité, l’Inspecteur sortit en sifflotant.

Evelyn l’observa dans l’allée, et envia sa démarche insouciante. A peine avait-il tourné au coin de la rue que le silence étouffant de la maison reprit ses droits sacrés. Mais la veuve avait maintenant la froide et absolue certitude qu’elle était en sécurité. Elle se remémora une dernière fois la journée du 5 décembre, pour ensuite la remiser dans un coin obscur de ses mémoires. Elle revoyait comment, presque mécaniquement, elle avait suivi les étapes que son insomnie lui avait dictées. Elle avait simplement agi, sa main et son esprit guidés par la même énergie, une force comme un courant qui l’avait tirée dans leur sombre danse.
Il avait suffi de tourner quelques boulons, d’actionner quelques manettes, pour desserrer les freins de la voiture. Si facile d’acheter la mauvaise pièce de rechange sur internet, et de compter sur les préjugés des enquêtes. Evelyn avait tout de même craint le jugement des hommes, elle avait flotté entre deux eaux, entre deux sommes, à demi sereine et à demi abasourdie, obsédée par une goutte de doute qui roulait en éternel supplice le long de sa colonne vitale, en folle glisse. Mais le monde des hommes lui avait garanti l’innocence, un cadeau en récompense pour sa féminité innée. On lisait dans la lettre recommandée qu’elle avait reçue la veille : « (…) le rapport d’enquête conclut à une dysfonction du système de freinage du véhicule causée par une réparation inadéquate par la victime peu de temps avant l’accident mortel ». Autrement dit, la compagnie d’automobiles n’aurait pas à payer de dommages et intérêts, et Marcel était coupable de son propre homicide par négligence, quelle malchance.  L’idée qu’une autre personne du ménage Aubert ait pu avoir joué avec la mécanique virile du véhicule n’avait jamais traversé l’esprit déterminé des enquêteurs professionnels. Au commissariat, le Lieutenant Steilweg avait en soirée une dernière fois répété à un de ses jeunes poulains, inopportun, lors de l’évocation vague de cette possibilité, que « les femmes pensent toujours aux conséquences, c’est pour ça qu’elles font de mauvaises meurtrières, n’oubliez jamais cela, Inspecteur. Les hommes, eux, ont une impulsivité qu’ils ne peuvent pas contrôler. »

Encore maintenant Evelyn se disait qu’il aurait peut-être été plus facile de simplement desserrer les liens du mariage, mais elle aurait dû encore faire des compromis, négocier, discuter, se blesser. Et la force lui avait manqué.
Il était mort. L’orchestrer avait été si simple que même une palpitation d’anticipation avait manqué. A force de marcher le long du trottoir vous en connaissez les contours, vous savez tous les dangers, tous les pièges, tous les codes, tous les détours, et même la route ne vous fait plus frissonner. Avait-elle voulu sentir le vent du danger ? Même pas, rien ne la faisait plus vibrer, seule restait pour elle la mort lente et agonisante, qui lui avait lentement dévoré toute joie, toute espérance, jusqu’à étouffer son envie de vivre, mais pas de vengeance.
Mais dans la libération totale et l’irrémédiable certitude de la solitude, et malgré la lumière crue tombant sur sa conscience nue après l’exécution de sang-froid de son plan, elle ne sentait en elle ni excitation, ni émancipation, seules résonnaient les voix de son introspection. En face à face avec le miroir du couloir elle perçut son reflet, et acquis la certitude cynique et finale d’être enfermée avec cette personne glaçante, infernale, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort la lui retire.