Aujourd’hui c’est un jour spécial. « Et rentrez pas à des heures impossibles, mon petit monsieur ! » Encore cette familiarité. Encore cette vielle rombière de concierge de Madeleine. Juste le temps d’apercevoir son derrière gras avant qu’elle ne claque sa porte. Il descend dans la rue pavée tachée de lumière des lampadaires blafards. La voix aigre de la vieille résonne, rebondissant entre les parois de sa tête. Gauche, gauche, droite, trois minutes, gauche, gauche, droite, voilà. Cours de Yoga. Sa colonne vertébrale râle, sa nuque plie, craque, il est bloqué dans des postures impossibles et sue. La professeur parle de légèreté, il sue; la femme à côté lui adresse un sourire, elle sent l’ail frais, le grand amour n’est pas encore arrivé. Terminé. C’est l’heure du café. Tasse lilliputienne, nectar âpre.

Glups. Serveuse mignonne, chemisette serrée, elle doit avoir l’âge de sa fille. Le bistro est crado. Crado Crapaud. Crapaud Dodo. Sa tête tombe dans ses bras, il plonge et se cogne la tête contre la table. Serveuse Addition il se réveille Argent Serveuse. Dehors. Et dire qu’il avait pris ces cours de Yoga pour devenir un pro du Kama Sutra. La professeure ressemble à son ex-femme. Ça le met mal à l’aise. Dehors, l’air est froid et immobile comme dans un réfrigérateur. Chaque mouvement gèle. Mais aujourd’hui c’est un jour spécial.

Une Taverne ! Peut-être est-elle emplie de nains? de créatures fantastiques, d’elfes sauvages ou coquins ? Il s’y dirige de bon pas et pénètre dans l’antre à l’air suave et enfumé. Plusieurs femmes tournent la tête vers lui; aucun nain, seulement des naines, avec un peu de chance. En habitué du geste, il s’accoude au bar et marmonne la commande d’une bière. Il est fatigué. Un demi-litre. Aujourd’hui c’est un jour spécial. Il a décidé d’arrêter. Tout. Sa pitoyable existence. Il ne sera plus le pigeon, le dindon de la farce, l’aimable volaille qu’on plume. Aujourd’hui, il va vivre. Affalé sur le bar plus très brillant, il bave. L’addition arrive, le réveillant en sursaut. Il se souvient de ses plans pour changer d’existence. Première idée : trouver un plan. Il remarque une main aux ongles manucurés qui serre le haut de sa cuisse. « Pas aujourd’hui, Madeleine. » Sa voix est soudain grave, profonde, elle semble se répandre en échos, forts, vibrants, pas comme à son habitude. Il se sent différent, il se sent capable. Ses oreilles grésillent lorsque le silence retombe. Toutes ces dames ont leurs yeux posés sur lui comme des épines, leurs haleines suspendues, leurs clopes figées en l’air. Il paie et se lève, fort élégamment, puis s’enfuit en laissant derrière lui une nuée fort admirative, mais oubliant dans son sillage son écharpe et ses gants; c’est la deuxième fois cette semaine.

Le vent s’est levé. La bise l’embrasse sans chaleur. Ce sont comme des grêlons qui s’abattent, se moquant de sa veste. Il aurait envie d’arrêter là, de se mettre en boule et d’attendre que des bras réconfortants l’enrobent et le transportent dans la contrée dorée où il fait toujours bon et où même l’herbe est sucrée. Mais les seules teintes sont le gris de la nuit. Il laisse ses jambes tomber tour à tour mollement et rigidement sur l’asphalte, l’une après l’autre. Sa démarche zig-zaguée le fait passer pour un clochard égaré dans les vapeurs de sa dernière bouteille. Il déambule. Il s’est trompé de direction, il rebrousse chemin, il n’aime pas faire ça. Il se sent toujours con. Quand il fait ça. Il remarque que les sensations dans ses mains se sont évanouies. Les gants sont trop loin. Mais il se souvient de son triomphe au bar. De plus, c’est un jour spécial. C’est son anniversaire, et ça, il n’y a que lui qui le sait. Il sourit fièrement. Il oublie presque qu’il était en train de marcher au milieu de la grande route. Des phares. Un énorme camion. La chaussée est glissante. Verglacée. Mauvaise visibilité. Alcoolémie. Le conducteur est une femme. A l’aide ! Il se jette sur le côté et évite le pare-chocs luisant de justesse. «Tu m’auras pas aujourd’hui, Madeleine ! » Une fliquesse court à son secours. Il se relève et entame le sprint de sa vie. Les rues et les lumières, les feuilles mortes et les bourrasques de vent, il les voit passer à côté de lui comme de vagues traînées, il va tellement vite, il ne sent plus ses jambes, ses bras, il vole, il sent juste l’adrénaline, des vagues de puissance, le sang chaud qui bouillonne dans ses veines, sans arrêt. Il est fou, il est fou, il est jeté à toute allure dans un décor irréel, fougueux, les yeux grands ouverts par l’air qu’il dévale, fou fou fou, qu’il avale, foufoufou, c’est la cavale. Stop. La porte, la clef, l’escalier. Les clefs tombent, il jure, il éclate de rire, sa course l’a réveillé, ébloui, transcendé. Soudain, une porte claque. « Encore à des heures impossibles, le petit monsieur ! » Son sang ne fait qu’un tour, il sait que toute sa vie n’a été qu’une longue attente et que ce moment, ce moment sera l’étincelle qui rendra son sens aux étoiles, qui équilibrera les balances, qui démontrera que ses gants n’ont pas été perdus pour rien; toute sa vie il s’est préparé à cette réponse et ce n’est que sa course qui lui aura donné la force et le courage de sortir de sa pitoyable existence, d’empêcher le sort de dérouler devant lui sa vie sans surprise. « Epousez-moi. » Elle accepte sur le pas de sa porte, émue et presque attendrissante avec son bonnet de nuit à pois et sa chemise de nuit épaisse.

Enfin la continuité est brisée, le silence se tait, les dieux sont mis en échec. Et même s’il sait que les cuisses de Madeleine sont pleines de cellulite, et qu’il sait qu’elle adore cuisiner le boudin à l’ail, et qu’il sait que vous vous dites tous « Ah, heureusement je suis très différent de lui, moi », et bien il est très fier de lui. Il écrit une page de son existence. C’est très spécial.